La rencontre
Installation in situ, 2007
Symposium internationnal de la Fondation Derouin
Commissaire: Danielle Lord
En 1990, Michel Depatie entre en contact pour la première fois avec un pays immense et merveilleux : la Côte-Nord du Québec. Au même instant il rencontre un peuple qui habite ce territoire, le Nitassinan, depuis plus de 7000 ans. Les Innus, autrefois surnommés les Montagnais, l’accueillent et l’entraînent rapidement dans la découverte incessante de la Terre et de leur culture ancestrale.
Un peu plus tôt en 1984 à Montréal, il débute son travail artistique en y intégrant de nombreuses collaborations avec des poètes québécois. Pour Michel Depatie les mots d’ici disent le territoire et le pays mais surtout créent des brèches et ouvrent des chemins vers les territoires intérieurs. La poésie des Acquelin, Villemaire, Chamberland, Pourbaix et Miron nourrit son imaginaire et alimente sa démarche.
La rencontre-Natshishkatun
L’œuvre La rencontre-Natshishkatun évoque le voyage incessant de l’artiste entre ces deux mondes : la poésie et les mots des poètes d’un coté puis de l’autre l’oralité et la mémoire de la Terre de ses amis Innus.
L’installation est composée de trois tableaux et propose la rencontre avec l’Autre, le territoire et soi-même.
Tout au long du voyage les mots sont offerts aux voyageurs en guise de guide, d’incantation chamanique ou simplement pour évoquer la beauté du territoire.
À la fin du voyage, dans le dernier tableau, le visiteur est invité à poser un geste, lui permettant de se délester, d’abandonner un peu de lui-même, pour mieux accueillir le présent offert par l’Autre.
Le Voyage
En guise d’exergue, à l’entrée du territoire et au début du voyage, ce poème de Gaston Miron tiré de L’Homme Rapaillé
J’ai fait de plus loin que moi un voyage abracadabrant
il y a longtemps que je ne m’étais pas revu
me voici en moi comme un homme dans une maison
qui s’est faite en son absence
je te salue, silence
je ne suis plus revenu pour revenir
je suis arrivé à ce qui commence
Le premier tableau qui interpelle le voyageur est une installation composée de 3 pièces de coton rectangulaires, accrochées respectueusement à quelques arbres contigus. L’agencement s’élève vers le ciel et rappelle les constructions et les habitations occidentales modernes et plus particulièrement : la tour. Cet habitacle symbolique est recouvert sur ses faces extérieures par des impressions photographiques illustrant des paysages de mousses du Nitassinan, territoire des Innus. Cette construction ne comporte que trois murs et permet par conséquent aux visiteurs d’y entrer et d’y lire les textes poétiques de José Acquelin, Joël Pourbaix et Laure Morali. Trois textes de chaque auteur sont imprimés sur les faces arrières des surfaces de coton et évoquent la rencontre, celle du territoire, celle avec l’Autre et finalement celle avec soi-même.
Rencontre au cœur de la Terre
En poursuivant son voyage le visiteur découvre le deuxième tableau qui relève beaucoup plus de l’agencement des matériaux terrestres que de la construction humaine. Une pierre plate en forme de cœur et recouverte de mousses et de feuilles séchées est entourée de centaines de plus petites pierres grises provenant en grande partie de l’œuvre de German Botéro représentant un cimetière amérindien et réalisé dans le cadre du Symposium en 2005. A la gauche de cet amas de pierres un banc invite les voyageurs au repos, au silence et à l’écoute de la Terre.
À cet endroit le visiteur utilise de petits écouteurs mis à sa disposition afin d’écouter dans le silence de la forêt les mots échangés entre Michel Depatie et son amie Innue, Sonia Pinette alias Poupoune. Cet échange évoque la rencontre entre deux cultures, la naissance d’une amitié et permet la réflexion sur les prémisses à la rencontre de l’autre. Ce tableau propose aux visiteurs de s’introduire dans le voyage réel et de participer à un rituel de guérison. Le voyageur culturel devient l’Humain et est invité à choisir l’une des pierres amoncelées devant lui puis à y inscrire un ou quelques mots évoquant un souvenir provenant de son histoire personnelle et qu’il désire offrir et laisser derrière lui. L’Être quitte cette partie de l’œuvre avec sa pierre et se dirige vers la prochaine étape.
Inipi-renaître
« Inipi est la "sweat lodge" ou loge à transpirer, le rite le plus ancien des Natifs d'Amérique, commun à toutes les tribus. En langue lakota, inipi signifie "naître encore": dans l'inipi, enveloppé par la vapeur purificatrice du rite, l'individu renaît à une conscience nouvelle, à une lucidité nouvelle quant à son rôle et à son destin. »
source inconnu
Une construction humaine arrondie, plus précisément la structure d’une demie sphère jaillissant du sol et représentant symboliquement la tente à sudation des amérindiens, l’inipi des Lakotas, constitue la dernière étape de ce voyage. L’être-voyageur porte avec lui sa pierre ancestrale et c’est ici que s’offre à lui la possibilité de se délester.
À l’entrée de cet espace rituel un petit texte l’invite à déposer doucement sa pierre à l’intérieur puis à choisir un présent . Le voyageur décroche de la structure l’un des petits tissus rectangulaires accueillant sur l’une de ses faces une image des paysages de mousses, et sur l’autre, quelques mots des poètes de la première étape du voyage. C’est ainsi que le visiteur quitte le lieu.
Au bout de ce voyage si chacun a abandonné un peu de ses peurs, des ses souffrances et est en mesure de recevoir et d’accueillir un peu plus facilement le Soi et l’Autre, nous serions alors un peu plus humain, Innu1.
Ces quelques mots de Paul Chamberland à la sortie du chemin :
La table est mise.
Voyez. Venez.
Prétextant que nous avions été abandonnés,
nous ne faisions confiance qu’aux poings, aux crocs.
Nous avons pourtant inventé
le pain, le vin.
Et nous savons nous oublier
dans le clair sourire des enfants.
L’oreille entend, l’œil voit,
la Terre a mis des millions d’années à en arriver là :
cueillir son soleil
au bout d’une tige nerveuse.
Des millénaires de douleur ont distillé
au creux secret de chaque vie
l’inépuisable fonds de la saveur humaine.
Qu’attendons-nous pour nous asseoir
ensemble
et célébrer le fruit que nous sommes tous ?
Au seuil d’une autre terre, 2003
Éditions du Noroît
Je tiens à remercier :
José Acquelin, Laure Morali, Joël Pourbaix, Fernande Depatie, Rosie Lemieux, Virginia Brastaviceanu, Sonia Pinette, Émy St-Onge, Silvy Flament, Danielle Lord, René Derouin, Renée Anique Francoeur et toute l’équipe de la Fondation Derouin.
La poésie de « La rencontre/Natshishkatun »
Joël Pourbaix
Les chemins du monde
Longtemps égarés
Au fond de ma main
Tout glisse en poussière
Il n’y a plus de pays
Qui me raconte
Et pourtant une frontière s’éveille
Je reconnais devant moi
Tes lèvres ouvertes
Ma mémoire asséchée
Mue et remue
Le moindre de mes pas
Maintenant
Est l’aventure d’une trace
Le sourire d’un silence
L’envie de nommer
Repeuple mes déserts
L’envie de te nommer
Accueille enfin mes mains
Sans tes yeux
Pourrais-je voir notre terre?
*
La courbe de tes paroles
redonne saveurs à toute chose
Elle offre le bruit d’un arbre
Et le bleu du soir d’été
J’ai quitté les mauvais rêves
Des dieux solitaires et incompris
Qui se pressaient dans mon crâne
La douleur ne rampe plus
Une morsure m’éveille
L’infini douceur de la nuit
Est passée par ta bouche
En la chair de chacun
Des semences dorment
En la chair de chacun
Des racines explorent
Je me laisse devenir
Le fruit d’un geste
Et nos visages redeviennent
De grands Voyageurs
*
Si l’horizon est de nouveau vivant
C’est parce que je me suis arrêté
Au bord de tes histoires
J’écoute
De ta langue à la mienne
La grande migration des mots
Nous deux face au soleil couchant
Le oui fait des pas
À l’heure où les arbres
Transpirent
De la joie d’exister
Nos mains nues trouvent
Les mots de craie et d’ocre
Donnés secrètement aux pierres
Même l’effacement
Fait de vent et de pluie
Accompagnent nos instants
Matières ruisselantes de jeunesse
Dans la Solitude Souveraine
Des êtres nés
Ta voix et ma voix
Libres de leurs rêves
Dans la plus noire des nuits
Les braises que nous sommes
Éclairent
Les aveugles que nous étions.
José Acquelin
à ce point du rond que fait la terre du nord
quand le jour égale la nuit
je viens te chercher avec
l’ignorance du poème nu
je fonds dans tes yeux
sur la banquise
d’une feuille
cette feuille
pourra-t-elle réinventer
le grand tremble de l’humanité
que l’humanité n’a de cesse de sectionner
en incompréhensions injustesses et volontés
restons gratuits dans la lumière du seul œil
sans lequel nous ne pourrions le voir l’aimer le remercier
ma gratitude chante ta grâce clairvoyante
qui m’offre par l’âme de ta langue
le tympan des peaux tambourinant
au seul cœur unissant
les écarts d’heures
entre tous les
êtres
et je te porte en moi
comme chaque oiseau qui me parle
à la faveur de l’unique vraie coïncidence
où la pierre sert à fabriquer l’œuf d’où
éclora la fin des fausses frontières
je le sais par toi : l’aile n’aura
pour seul repos que le lit du ciel
là où on ne peut que s’éveiller
*
au nord la peau est une neige
au sud la peau est une terre
à l’ouest la peau est une grande tortue
à l’est la peau est un manuscrit vide
et au centre la peau est une étoile qui fuit
pour nous faire comprendre le bleu
*
je ne suis pas ailleurs
je mourrai pour rien ou presque rien
voilà la beauté de la chose oubliée
elle est neuve comme la première pluie
où sont tombés les fruits des yeux
dans la corbeille convexe de la terre
l’amour aura suffisamment cru en moi
pour que je puisse m’oublier sans douleur
pour que je comprenne que j’ai été compris
avant même de naître au non-sens
une seule phrase parlera à ma place :
l’infini est moins triste que l’éternité
c’était ma condition d’athée
elle était sans pauvreté
ni plainte mal placée
je suis où j’ai été
et je ne suis plus là
où je n’ai fait qu’exister
Laure Morali
Quand on marche
dans les aubes
d’un continent vieux
il arrive
que des ancêtres nous bousculent
en nous prenant les mains
et nous tombons à genoux
pour sentir le ciel dans le sol
*
Tout est blanc comme une feuille de papier, mais depuis quelques jours, quelque chose brille imperceptiblement. La couleur dorée s’est insinuée dans le ciel et dans la glace aux côtés de l’argenté, comme une promesse.
Il fait très froid ce matin. Shimun soulève bien haut les raquettes. La neige fraîche s’envole. Elle clignote sous la brume.
Quand nous arrivons sur le grand lac, des nuages laissent traîner des chutes de neige. L’orange et le safran montent dans notre dos. Le froid découpe une multitude de vagues dans le lac ; elles sont échouées contre les îles.
Shimun fait un grand feu sur une plage. Je casse une épaisseur de glace pour remplir la petite casserole. Je la tends à Shimun. Il suspend l’anse à une branche, au-dessus des flammes. De sa gibecière, il sort deux sachets de thé qu’il jette dans l’eau frémissante.
Nous savons que bientôt l’avion viendra nous chercher. Il faudrait que ces jours ne se terminent jamais. Le soleil ravale les dernières nuances de l’aube. Mais l’eau, dans la casserole, se colore d’ambre.
Un bonheur espiègle m’accompagne. Je pense « je t’aime », sans savoir à qui ce sentiment s’adresse. À chaque seconde, monte en moi le premier souffle d'un désir.
Le monde a une chair, un cœur.
*
Traces de raquettes sur la rivière blanche. Une trajectoire à deux. Le sourire de Shimun et mon sourire ; car le temps nous a écrit qu'il ne passerait pas sans nous le dire. Nous sommes liés par une amitié incongrue, un vieil homme et une jeune femme. J'ai toujours pensé que les aînés ont quelque chose à me dire, quand je regarde les formes et les couleurs dans leurs yeux, cartes peintes au gré des vents.
La vie de Shimun est vaste comme le territoire qui part de Sheshattit, dans le Labrador, pour s'étendre jusqu'à Ekuanitshit, au bord du golfe Saint-Laurent. Si je savais lire les lignes de la main, je lirais celles de Shimun à même la terre qui, de nord en sud, et d'est en ouest, se souvient de ses pas et de ceux de sa mère, Mani-Ten. Je dirais que Dieu a fait le monde à l’image de leurs yeux : terre, courage, ciel, amour, eau, respect, feu.
Fernande Depatie
Donner naissance à un enfant quoi de plus beau.
Perdre un enfant, c’est une partie de soi qui s’envole.
L’envol est une colombe partie pour une vie meilleur.
Cette vie doit être superbe, puisque nous y allons tous.
*
Remuer la terre, nous fait découvrir des choses qu’on avaient enfouies. Ces choses reviennent à la surface si vivantes qu’elles nous font découvrir qui nous sommes.
Virginia Brastaviceanu
À l’horizon je te perçois
Comme une fleur bleu pâle
Sous le brillant Soleil de Joie,
Tu ouvres tes pétales.
Je vole vers toi
Car ton parfum m’appelle
Tout près de toi,
Je vois comme tu es belle !
Je déguste ton pollen
Et tu caresses mes ailes
Tout à coup, s'empare de moi
L’inévitable ivresse de joie !
Nous soufflons,
Comme le vent,
Des uniques chansons
Et comme les feuilles
De l'Arbre ancestral
Nous dansons !
Au nom de l’Amitié conquise
Nous buvons des Connaissances
Ce sont les gouttes acquises
De nos belles Expériences
Rosie Lemieux
Pantelante, désespérée
J’y suis enfin arrivée
En ce lieu inaccessible
On m’a accueillie
Comme dans un cliché
Sangsue
je voulais tout absorber, comprendre et recevoir
prête à me laisser piétiner pour revivre
On m’a annoncé le secret
« lâcher prise »
J’étais déboutonnée
Lâchée la tête
Ouvrir le cœur
L’âme béante
*
Témoin
Je me suis regardé
Avancer-apeurée
À tâtons
J’ai touché ce qu’il y a de plus profond
Ni laid
Ni beau
Je me suis connue et reconnue
Je me suis choisie
*
Elles ont pris mon ventre et mon vagin
Comme passage vers la vie
Elles viennent de moi
Elles s’appartiennent entièrement
Finie la douleur de la distance
Avec leur chair de ma chair
La gratitude m’habite
Grandies dans tous les sens
Si belles, si vivantes
Si imparfaites, si humaines
En dehors de moi
De mes tentacules amoureuses.
1 Innu en langue innu signifie être humain.